Cher Mr. Maalouf,
je suis chercheur et j'enseigne la géographie urbaine à l'Université (ou j'essaie de le faire) et j'ai lu tous vos livres. Certains m'ont plus touchée que d'autres, comme les identités meurtrières ou vos romans historiques prônant un esprit d'ouverture. Je cite souvent les identités meurtrières dans un cours que j'ai intitulé "constructions d'Europes". Au cours du premier semestre de ce cours, j'essaie de mettre en "système" les facteurs qui contribuent aux constructions des identités, nationales, européennes ou "occidentales": facteurs endogènes ou exogènes, territorialisés ou en réseaux, des romains (et même avant) jusqu'à la colonisation et le post-colonialisme et la guerre froide puis la chute du mur et la résurgeance des "identités meurtrières". Avez-vous lu de Henri Pirenne (1927, livre posthume): "L'Europe de Mahomet à Charlemagne"? l'auteur montre comment l'opposition des européens au monde musulman a largement contribué à sa cohésion: "contre". Toute comme le récent livre la "haine de l'occident" de Jean Ziegler le montre à travers le post-colonialisme.
Au delà des identités territoriales, je fais beaucoup de recherche sur les réseaux géographiques organisant les systèmes de villes (réseaux "petits mondes" et "invariants d'échelles" comme disent les physiciens). Je me heurte sans cesse à des oppositions de gens refusant qu'on ignore la continuité des territoires (et des terroirs). Soutenue récemment par un collègue géographe connu pour ses ouvrages sur l'"histoire globale" (Christian Grataloup, prof à Paris 7), je m'aperçois de plus en plus que par cette vision du monde, c'est également ma propre histoire que je raconte (juive ashkénaze, née à Paris, "exilée" à Montpellier puis en Suisse): j'ai volontairement commencé le parcours scientifique de mon HDR par la description de ces réseaux familiaux. Je ne veux pourtant heurter personne et souffre d'être rejetée sans cesse par mes visions trop "originales" du monde.
Pourtant, cette idée est maintenant courante et l'opposition de Manuel Castells de "l'espace des flux contre l'espace des lieux" est devenu un classique. Même si je tente de démontrer que les flux ne s'opposent pas aux lieux mais contribuent à les créer et les enrichir, il semble que cette vision interactionniste ait du mal à vraiment s'ancrer. Elle permettrait de percevoir l'étranger comme une richesse et non comme un ennemi à l'ordre établi.
Je trouve ici en Suisse un certain esprit d'ouverture à ce type d'idées, même si au sein de la communauté universitaire le jeu de pouvoir de certains collègues fasse tout pour saper ce type d'approche (à partir du moment où ils ne les contrôlent pas).
Je voulais simplement vous dire, par ce mot, que grâce des ouvrages comme les vôtres, je me sens accompagnée et moins seule dans le combat quotidien pour agir en accord avec mes convictions éthiques profondes et étudier le monde tel que je le vois, depuis ma propre histoire. Merci pour vos beaux ouvrages qui nourrissent tant le coeur que les yeux de l'esthétique de l'écriture. Bravo d'écrire si bien la langue française avec une sensibilité multiple (je n'aime pas le terme universel, trop occidental).
Vos ouvrages contribuent, pour moi, non seulement à l'histoire mais également à la géographie du monde,
bien à vous
Céline